Troubles alimentaires chez les HPI : une sensibilité qui déborde l’assiette

Chez les personnes à haut potentiel intellectuel (HPI), le lien entre alimentation et fonctionnement psychique est rarement exploré en profondeur. Pourtant, dans ma pratique de psychologue, cette question surgit souvent de manière indirecte : dans un récit d’enfance où la nourriture était source de conflits, dans une adolescence marquée par des restrictions alimentaires rigides, ou dans une parentalité anxieuse face à un enfant “hypersélectif”.

Ces comportements ne sont ni anecdotiques, ni isolés. Ils révèlent une manière singulière, parfois complexe, d’entrer en relation avec l’alimentation. Pour comprendre ces liens, il faut dépasser les approches normatives et tenir compte de ce qui fait la spécificité du fonctionnement HPI : hypersensibilité sensorielle, pensée en ramifications, intensité émotionnelle, quête de sens, besoin de maîtrise…

Une hypersensibilité sensorielle qui perturbe l’alimentation

Les enfants et adultes à haut potentiel décrivent fréquemment un rapport sensoriel très intense à la nourriture. Ce n’est pas simplement “ne pas aimer” un aliment : c’est être dérangé, parfois envahi, par une odeur, une texture, un mélange inattendu. L’alimentation devient alors une expérience qui dépasse le plaisir gustatif — elle touche au seuil de tolérance sensorielle.

Certains enfants, dès la maternelle, manifestent des refus catégoriques : plus de purée, jamais de gratin, refus du mélange dans l’assiette, rejet des aliments visuellement associés à une scène traumatisante ou dérangeante.

🔸 Un enfant m’a dit un jour : « J’ai vu un steak saigner comme dans le film. Depuis, je ne peux plus manger rouge. »
🔸 Une autre : « Quand deux aliments se touchent dans mon assiette, j’ai l’impression que quelque chose est sali. »

Ce ne sont pas des caprices. Ces réactions sont liées à une hyper-perception et à une difficulté à moduler l’intensité des stimuli sensoriels. Dans les profils HPI, cette sensorialité exacerbée est souvent couplée à une pensée très vivante et à une mémoire associative forte. Ce qui a été désagréable une fois peut devenir intolérable à vie.

Une pensée critique et structurée… dès la petite enfance

Ce qui surprend souvent les parents, c’est à quel point les enfants HPI peuvent justifier, argumenter et tenir leur position alimentaire avec une rigueur impressionnante.
Très tôt, ils posent des questions sur la provenance des aliments, les conditions d’abattage des animaux, les additifs contenus dans les produits transformés, ou les impacts environnementaux d’un régime alimentaire.

🔸 Une fillette de 5 ans a annoncé un jour à ses parents qu’elle ne mangerait plus “d’animaux morts”.
🔸 Un garçon de 7 ans a refusé tout produit contenant de l’huile de palme après avoir vu un documentaire sur la déforestation.
🔸 Une adolescente m’a expliqué en séance que “manger industriel, c’est incohérent avec ce que je crois bon pour l’humanité”.

Chez les HPI, le besoin de sens n’est pas négociable. Si un aliment est perçu comme incohérent avec leurs valeurs ou leurs représentations du monde, il peut devenir inacceptable, même en cas de faim. Ce raisonnement n’est pas toujours verbalement accessible au plus jeune âge, mais il sous-tend souvent les refus ou les sélections alimentaires rigides.

Une relation ambivalente au corps et au contrôle

Chez les HPI, le rapport au corps est souvent ambivalent. Beaucoup expriment une forme de déconnexion corporelle : le mental prend toute la place, les ressentis corporels sont mal identifiés, ou relégués au second plan.

Mais dans l’alimentation, c’est justement le corps qui parle. Et cela peut créer un déséquilibre difficile à vivre.
Certains HPI adoptent alors une posture de contrôle absolu : repas minutés, quantités mesurées, régimes restrictifs ou très codifiés. D’autres, à l’inverse, utilisent la nourriture comme une réponse aux débordements émotionnels : alimentation compulsive, grignotages nocturnes, pertes de contrôle.

➡️ Une femme de 30 ans me confiait alterner “des phases où je jeûne pour me sentir propre” et “des moments où je mange jusqu’à l’écœurement parce que tout m’échappe”.

Il ne s’agit pas toujours de troubles alimentaires au sens clinique, mais d’expressions périphériques d’un déséquilibre plus global entre cognition, émotion et sensation.

Le rôle central de l’anxiété et de la surcharge émotionnelle

Les personnes HPI présentent souvent une activité cognitive intense, une pensée foisonnante, des anticipations multiples. Cela génère parfois un état de tension interne chronique, difficile à verbaliser.

Or, la nourriture est l’un des premiers moyens de régulation émotionnelle appris très tôt dans la vie. Pour certains, elle reste l’un des seuls mécanismes “accessibles” pour calmer l’agitation intérieure.

Chez les enfants, cela peut prendre la forme de crises, de réassurance alimentaire, ou d’évitements. Chez les adultes, cela oscille entre compensation, hypercontrôle, et parfois rejet du corps comme lieu de souffrance.

➡️ Les HPI ne sont pas plus touchés par les troubles du comportement alimentaire que la population générale, mais leur fonctionnement spécifique colore leurs comportements : avec plus d’intensité, de rigidité, ou de rationalisation.

L’alimentation comme support d’identité

Il est frappant de constater à quel point, chez les HPI, les choix alimentaires sont aussi des choix identitaires. Ce que je mange me définit. Refuser un aliment peut être un acte de différenciation, une manière de dire “je ne fonctionne pas comme les autres”.

Certains vont construire leur alimentation comme un prolongement de leur système de pensée : végétalisme radical, régime cétogène “biohacker”, cuisine intuitive sans gluten ni produits transformés, etc.
Ce n’est pas toujours pathologique, mais cela nécessite un accompagnement attentif pour éviter l’isolement social, la perte de plaisir ou la rigidité excessive.

Les repas familiaux : un théâtre de tensions… ou d’apprentissages

Dans les familles, les repas deviennent souvent le lieu d’affrontement entre le besoin de cohérence de l’enfant HPI et les attentes éducatives des parents. Les injonctions classiques – “tu goûtes”, “tu manges tout”, “tu restes à table” – peuvent entrer en collision avec le besoin de respect et de sens de l’enfant.

Le risque : transformer chaque repas en terrain de lutte, où l’enfant se rigidifie et le parent se décourage.
Ce que je recommande, c’est d’ouvrir l’espace du dialogue, de ne pas psychologiser trop vite mais de chercher à comprendre ce qui motive l’attitude alimentaire de l’enfant.

👉 Une question simple mais puissante : “Qu’est-ce qui te dérange vraiment dans cet aliment ?”
Souvent, c’est une réponse sensorielle, symbolique ou émotionnelle. Et elle mérite d’être entendue.

Trois leviers d’accompagnement

  1. Sécurité sensorielle

Installez des repères constants : même vaisselle, même place, bruit de fond limité. Proposez un aliment « ancre » rassurant à chaque repas pour faciliter l’exploration du reste de l’assiette.

  1. Psycho-éducation nutritionnelle

Le cerveau HPI adore comprendre le « pourquoi ». Expliquez la fonction de chaque groupe d’aliments : oméga-3 pour la plasticité cérébrale, glucides complexes pour la régulation de la dopamine, etc. Transformez la cuisine en laboratoire où l’on teste, observe et discute.

  1. Régulation émotionnelle

Les TCA sont rarement « juste » alimentaires. Initier tôt des techniques d’auto-compassion, la cohérence cardiaque ou la pleine conscience aide à décorréler émotion et assiette. Les jeux de rôle, carnets de ressentis et médiations guidées favorisent cette prise de recul.

Accompagner sans surinterpréter : repères pour les professionnels

En tant que professionnels du soin ou de l’éducation, il est essentiel d’ajuster nos outils à ces profils.
Une grille alimentaire classique ne suffit pas toujours. Il faut intégrer la dimension cognitive, émotionnelle, existentielle du lien à la nourriture.

🔹 L’entretien clinique gagne à intégrer des questions ouvertes sur le rapport à l’alimentation, sans jugement ni raccourci.
🔹 Une collaboration avec des diététiciens formés à la neurodiversité peut enrichir la prise en charge.
🔹 Enfin, une attention particulière doit être portée à la relation au corps, souvent oubliée dans les suivis psychologiques.

Il faut sortir du tout ou rien

Le rapport à l’alimentation des HPI est à l’image de leur fonctionnement global : sensible, complexe, parfois contradictoire.
Plutôt que de chercher à “normaliser” à tout prix, il est plus fécond de créer un espace d’écoute, de souplesse, de réconciliation entre corps et esprit.

L’objectif n’est pas d’imposer une norme, mais de soutenir l’émergence d’un rapport plus serein à la nourriture, dans le respect des particularités de chacun.
Et c’est possible.
Cela demande de l’attention, du temps, et une vraie considération du vécu subjectif de la personne.

Car manger, ce n’est jamais “juste” se nourrir.
Pour les HPI, c’est souvent penser, ressentir, protester, contrôler… et parfois, se retrouver.

Dr Muriel Escribe, psychologue